Scène primitive (psychanalyse)
La scène primitive ou scène originaire (Urszene), ainsi nommée par Sigmund Freud dans L'Homme aux loups, correspond à l'observation par un très jeune enfant du rapport sexuel entre ses parents. D'abord incompréhensible et interprétée comme un acte de violence, la scène peut revenir à un âge plus avancé chez l'enfant et chez l'adulte sous forme de fantasmes.
Sens et genèse du concept chez Freud
[modifier | modifier le code]Urszene
[modifier | modifier le code]Laplanche et Pontalis précisent que la désignation « scène primitive » est la traduction le plus souvent adoptée par les psychanalystes de langue française « comme équivalent de ce que Freud a nommé Urszene ». Le Vocabulaire de la psychanalyse opte pour la traduction « scène originaire » de Urszene, auquel l'article « scène primitive » ne fait que renvoyer[1].
En faisant mention de l'« Urszene », traduite par « scène originaire », Michel Plon et Élisabeth Roudinesco signalent que l'expression apparaît sous la plume de Sigmund Freud pour la première fois en 1897[2] dans une lettre à Wilhelm Fliess afin de désigner certaines « scènes infantiles » ; il ne s'agissait alors pas exclusivement ou précisément du coït parental, commentent-ils. Par la suite, le terme au singulier Urszene désignera de manière constante selon ces auteurs « le rapport sexuel entre les parents tel qu'il peut être regardé ou fantasmé par l'enfant qui l’interprète comme un acte de violence, voire de viol, de la part du père à l'égard de la mère »[2]. Sophie de Mijolla-Mellor souligne que la scène primitive, « interprétée par lui en termes de violence » demeure une énigme incompréhensible et provoque une excitation sexuelle chez l'enfant[3].
Des « scènes originaires » à « la scène originaire »
[modifier | modifier le code]Dans le Vocabulaire de la psychanalyse (1967), le terme de « Urszenen » (au pluriel dans le texte en allemand de Freud ) pour « scènes originaires ou primitives » apparaît en deux occurrences : à l'entrée « Fantasmes originaires » et à l'entrée « Scène originaire », où J. Laplanche et J.-B. Pontalis renvoient respectivement en note aux Manuscrits M et L de Sigmund Freud, joints aux lettres à Wilhelm Fliess du 25.5.1897 (Lettre 63)[note 1] pour « Fantasmes originaires » et du 2-5-1897 (Lettre 61)[note 2] pour « Scène originaire »[4] ,»[5].
Freud a cherché très tôt « à découvrir des événements archaïques réels, capables de fournir le fondement dernier des symptômes névrotiques », et ce sont « ces événements réels, traumatisants », dont le souvenir est parfois « masqué par des fantasmes » qu'il nomme Urszenen, c'est-à-dire des « scènes originaires »[4].
Laplanche et Pontalis attirent l'attention sur le fait que « ces événements premiers sont désignés du nom de scènes », parmi lesquelles Freud va « dégager […] des scénarios typiques et en nombre limité » : ce sont les fantasmes originaires (Urphantasien), le mot apparaissant chez Freud dans un écrit de 1915[4]. Les auteurs du Vocabulaire de la psychanalyse soulignent que ces fantasmes originaires « se rencontrent de façon très générale chez les êtres humains, sans qu'on puisse en chaque cas invoquer des scènes réellement vécues »[4] : la scène originaire sera l'un des thèmes de ces fantasmes originaires, à côté d'autres thèmes comme la castration et la séduction[4].
Dans l'analyse du cas de l'homme aux loups (1914)[note 3], Freud cherchera « à établir la réalité de la scène d'observation du coït parental » à l'origine de l'histoire de son patient[4]. Mais la notion « d'un souvenir sexuel trop précoce pour être traduit en images verbales » se trouve déjà en 1896 dans une lettre à Wilhelm Fliess (lettre du ) : Freud y évoque un « excédent sexuel » empêchant « la traduction en images verbales »[3]. Cette notion d'observation d'un rapport sexuel entre les parents, mais par un enfant plus âgé, revient au moment des Études sur l'hystérie dans le « cas Katharina » ; elle apparaît également dans L'Interprétation du rêve (1900) comme fantasme « avec le rêve d'avoir observé le coït parental lors de la vie intra-utérine »[3].
La scène originaire chez Freud
[modifier | modifier le code]L'Homme aux loups
[modifier | modifier le code]C'est dans l'analyse du cas de l'« homme aux loups » (1918) que Freud utilise pour la première fois le terme de « scène originaire » pour décrire l'observation du rapport sexuel de ses parents par un très jeune enfant[5].
Sergueï Pankejeff, dont la santé s'était détériorée depuis l'âge de dix-huit ans à la suite d'une gonorrhée, consulta Freud à vingt-trois ans, d'abord en : il était alors « totalement handicapé et avait besoin d'être accompagné en permanence »[6]. Dans l'analyse du cas de l'« Homme aux loups », surnommé de la sorte à cause du « rêve traumatique qu'eut Sergueï à l'âge de quatre ans avec des loups », Freud « met surtout l'accent sur la prime enfance du patient » (environ ses quatre premières années)[6]. Il « accorde une importance toute particulière à la scène primitive et au complexe de castration »[6]. La dite « scène primitive », indiquée comme premier élément déterminant dans la pathologie ultérieure du patient, fut observée par l'enfant à l'âge d'un an et demi : il s'agissait d'un « coït a tergo », que Sergueï ne comprit que plus tard, quand la scène revint « sous la forme d'un rêve »[6], le « rêve des loups » fait à l'âge de quatre ans. Comme l'explique Patrick Mahony, l'authenticité de la scène primitive, dans l'analyse menée par Freud, est le résultat de la « reconstruction minutieuse qu'il [Freud] effectue du sens de chaque détail de ce rêve »[6].
Enjeux
[modifier | modifier le code]Sur la pierre de touche de l'analyse de l'homme aux loups, où Freud ne cesse pas de chercher la réalité événementielle de la scène originaire, par rapport au fantasme, « la question fut l'objet d'un débat de Freud avec Jung et avec lui-même »[5], écrivent Jean Laplanche et J.-B. Pontalis en 1967. « Freud veut maintenir contre Jung […] l'idée que cette scène appartient au passé — ontogénique ou phylogénique — de l'individu et constitue un événement qui peut être de l'ordre du mythe, mais qui est déjà là, avant toute signification apportée après-coup »[5]. En tant qu'événement, selon l'explication qu'en donne Sophie de Mijolla-Mellor, la scène originaire a une « portée traumatique » qui est « plus évidente que si l'on y voit un pur fantasme, reconstruit après coup » au sens du zurückfantasieren jungien[3] : le débat se situe donc « entre « réalité événementielle » et « réalité psychique » »[3]. Un tel débat n'est pas sans renvoyer au débat de Freud avec lui-même au moment de ses neurotica[3] et de l'abandon en 1897 de la première théorie freudienne dite « de la séduction ». Cependant, plus encore que la scène originaire elle-même, Sophie de Mijolla-Mellor considère que « c'est toute la question du fantasme » qui se trouve soulevée à ce moment-là[3].
Toujours selon S. de Mijolla-Mellor, « la scène originaire est indissociable des théories sexuelles infantiles dont elle suscite la formation »[3]. Les théories sexuelles infantiles « tentent de combler un gouffre » incommensurable « entre le vécu affectif et psychosexuel de l'enfant et les mots qui pourraient [en] rendre compte » : la scène primitive en question en ressort comme « une représentation inquiétante, où le familier des parents est reconnu et nié à la fois », tandis que l'enfant s'y sent exclu en même temps qu'il s'y trouve concerné[3].
À la suite de Freud
[modifier | modifier le code]Ruth Mack Brunswick
[modifier | modifier le code]Serge Pankejeff fit une analyse ultérieure avec Ruth Mack Brunswick[6]. Selon Laplanche et Pontalis[5], Ruth Mack Brunswick considère que « la compréhension que l'enfant a du coït parental et l'intérêt qu'il lui porte trouvent un appui dans ses propres expériences corporelles préœdipiennes avec sa mère et dans les désirs qui en résultent[note 4]. »
Melanie Klein
[modifier | modifier le code]En 1928, à la suite de Freud et dans le cadre de la seconde théorie des pulsions de celui-ci, Melanie Klein fait de la « scène originaire » quelque chose de tout à fait particulier marqué par sa vision de la dualité entre pulsions de vie et pulsions de mort ; elle introduit notamment sa notion de parents combinés pour souligner l'indifférenciation propre au fantasme archaïque qui préfigurerait le fantasme de la scène primitive[7].
Notes et références
[modifier | modifier le code]Notes
[modifier | modifier le code]- Freud, Manuscrit M joint à la lettre 63 à Fliess : dans La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956, p. 179-182.
- Freud, Manuscrit L joint à la lettre 61 à Fliess : dans La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956, p. 174.
- Première rédaction en 1914 du cas de l'homme aux loups par Freud (voir Laplanche et Pontalis, « Scène originaire »).
- Laplanche et Pontalis citent Ruth Mack Brunswick dans The Preoedipial Phase of the Libido Development, 1940, in The Psycho-Analytic Reader, 1950, p. 247.
Références
[modifier | modifier le code]- Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, entrées « Scène originaire » et « Scène primitive », 2007, Presses universitaires de France, collection « Quadrige Dicos Poche ».
- Elisabeth Roudinesco et Michel Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, coll. « La Pochothèque », (1re éd. 1997), 1789 p. (ISBN 978-2-253-08854-7), p. 1389.
- Sophie de Mijolla-Mellor in Alain de Mijolla sous la dir. : Dictionnaire international de la psychanalyse, Fayard, 2005, Coll.: Grand Pluriel, p. 1601-1602.
- Jean Laplanche & Jean-Bertrand Pontalis : Vocabulaire de la psychanalyse (1967), Entrée : « Fantasmes originaires », PUF, 1984, p. 157-159.
- J. Laplanche & J-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Entrée : « Scène originaire », PUF, 1984, p. 432-433.
- Patrick Mahony, « À partir de l'histoire d'une névrose infantile (l'Homme aux loups) », dans Dictionnaire international de la psychanalyse (2002), 2 vol. (1.A/L et 2. M/Z), Paris, Hachette-Littérature, 2005, p. 1-3.
- Melanie Klein, « Les stades précoces du conflit œdipien », in Essais de psychanalyse, Payot, coll. « Rivages », 2005 (ISBN 2228881449).
Voir aussi
[modifier | modifier le code]Bibliographie
[modifier | modifier le code]Textes de référence
[modifier | modifier le code]- Sigmund Freud,
- Lettres à Wilhelm Fliess,
- Naissance de la psychanalyse (1956), traduction de Anne Berman, Paris, PUF, 1986 (ISBN 2 13 039419 1).
- Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, Édition complète, Traduction de Françoise Kahn et François Robert, Paris, PUF, 2006 (ISBN 2130549950)
- avec Joseph Breuer, Études sur l'hystérie, traduit de l'allemand par Anne Berman, Paris, Presses universitaires de France, 1956.
- L'Interprétation du rêve,
- L'interprétation des rêves, Tr. en français 1re éd. I. Meyerson (1926), Paris PUF, Nouvelle éd. révisée: 4e trimestre 1967, 6e tirage: 1987, février. (ISBN 2 13 040004 3)
- L'Interprétation du rêve, traduit par Janine Altounian, Pierre Cotet, René Laîné, Alain Rauzy et François Robert, OCF.P, Tome IV, P.U.F., 2003, (ISBN 213052950X) ; dans Quadrige / P.U.F., 2010 (ISBN 978-2-13-053628-4).
- À partir de l'histoire d'une névrose infantile (Aus der Geschichte einer infantilen Neurose, 1914 / 1re publication : 1918), Trad. : Janine Altounian & Pierre Cotet, Œuvres complètes de Freud / Psychanalyse, tome XIII, Paris, PUF, 1988, p. 1-119 (ISBN 2 13 042148 2); Ed : PUF, coll. : Quadrige Grands textes, Préface : Patrick J. Mahony, 2009, (ISBN 2130570259)
- Lettres à Wilhelm Fliess,
- (en) Ruth Mack Brunswick dans The Preoedipial Phase of the Libido Development, 1940, in The Psycho-Analytic Reader, 1950.
- Melanie Klein, « Les stades précoces du conflit œdipien », in Essais de psychanalyse, Ed. : Payot, coll. Rivages, 2005, (ISBN 2228881449)
Études
[modifier | modifier le code]- Michèle Bertrand, « Argument : Scène primitive », Revue française de psychanalyse, Presses universitaires de France, vol. 74, no 4, , p. 965-968 (ISBN 9782130576310, ISSN 0035-2942, DOI 10.3917/rfp.744.0965, résumé, lire en ligne)
- Joyce McDougall : Plaidoyer pour une certaine anormalité, Ed. : Gallimard, Coll. : Connaissance de l'inconscient, (ISBN 2070299449)
- Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis,
- Fantasme originaire, fantasmes des origines, origine du fantasme (1964: 1re parution dans Les Temps Modernes), Paris, Hachette Littératures, Collection « Textes du XXe siècle », avec « Post-scriptum (1985) » de J. Laplanche et J.-B. Pontalis, © Hachette, 1985.
- « Scène originaire », « Scène primitive », Vocabulaire de la psychanalyse (1967), Éditeur : Presses universitaires de France, Collection : Quadrige Dicos Poche, 2007 (ISBN 2130560504)
- Patrick Mahony, « À partir de l'histoire d'une névrose infantile (l'Homme aux loups) », dans Alain de Mijolla (dir.), Dictionnaire international de la psychanalyse (2002), 2 vol. (1.A/L et 2. M/Z), Paris, Hachette-Littérature, 2005, p. 1-3 (ISBN 9782012791459)
- Sophie de Mijolla-Mellor, « Scène primitive (scène originaire) » (art.), dans Dictionnaire international de la psychanalyse (dir. : Alain de Mijolla), 2 vol. (1.A/L et 2. M/Z), Paris, Hachette-Littérature, 2005, Coll. : Grand Pluriel, p. 1601-1602 (ISBN 2-0127-9145-X)
- Revue française de psychanalyse, 2010/4 (Vol. 74) : « Scène primitive », Presses universitaires de France, 2010.
- Élisabeth Roudinesco et Michel Plon, « Scène primitive (ou originelle) », Dictionnaire de la psychanalyse (1997), Paris, Librairie Arthème Fayard, 2011, p. 1389 (ISBN 978-2-253-08854-7)